[Odin Project #18] Ergi

La pratique du Seiðr était considérée comme dégradante pour les hommes. On dit qu’elle les dévirilisait, et que c’est pourquoi elle fût laissée aux femmes. [Ceci dit, elle n’était pas vue avec suspicion uniquement chez les hommes, peu importe le genre du praticien, pratiquer la magie n’était pas vu comme étant de bon aloi].
Dans la Lokasenna, Loki accuse Odin d’avoir pratiqué le seiðr et il emploie le mot « argr » pour le qualifier. Dans la traduction française établie par Régis Boyer, ce mot est traduit par un euphémisme, le traducteur utilisant le terme « couillonnade ».

24.
Mais toi, on dit que tu pratiquas la magie
A Sámsey,
Et tu battis du tambour comme les sorcières ;
Sous la forme d’un sorcier,
Tu allas parmi les peuples.
M’est avis que c’était couillonnade

[La traduction de 1865 par R. Du Puget dit simplement « c’est ce que je trouve avilissant pour un homme. »] Si on regarde par curiosité deux ou trois autres versions anglaises, on trouve ces termes :

24.
It’s said you played the witch on Sámsey,
beat the drum like a lady-prophet;
in the guise of a wizard you wandered the world:
that signals to me a cock-craver

[traduction de A. Orchard] Sur la signification du terme cock-craver, plus éloquente que le terme français « couillonnade », qui peut parfois être employé pour dire « ce sont des âneries, des bêtises », je vous renvoie à l’entrée de ce dictionnaire d’argot. Il n’est probablement pas anodin que le traducteur ait employé un terme qui s’applique en générale à une personne de sexe féminin.

La version de Ursula Dronke est intéressante, parce qu’elle contient le texte original, d’une part. De l’autre, parce qu’elle dit ceci :

24.
But you, they said, did sorcery
on Sámsey
and tapped on a tub-lid like the 
shamaness.
In wizard’s guise
you went over the world of men —
and that I thought an unmanly nature

Il y aurait d’autres versions à citer -notamment une qui n’emploie pas le terme sorcellerie, mais [traduit siða] par seith (seiðr), et apparemment la traduction de Larrington serait encore plus pointue, mais je n’y ai pas accès. mais je ne vais pas faire un catalogue. Si on regarde les trois versions citées, il y a quand même un glissement de vocabulaire assez important. Je trouve que la dernière, celle de U. Dronke, donc est une traduction éclairante, puisqu’elle choisit de traduire le terme argr [args] par « an unmanly nature », ce que l’on pourrait traduire par « ce n’est pas viril » (en gros). Aujourd’hui, cela peut faire sourire [encore qu’en écoutant le nombre d’insultes quotidiennes à base de « t’es qu’un pédé / c’est un pédé / t’es pas un homme », on a pas tellement évolué] mais ce genre d’insulte n’était pas anodine, et en tout cas en Islande, c’était punit par la loi [au XIe-XIIe siècle] si on ne pouvait pas prouver que la personne que l’on insultait était effectivement « argr ».

Une des interprétations de ce terme implique d’être réceptif / passif sexuellement mais aussi de couard, qui n’est pas un homme, etc. Dans le cas présent, on pourrait faire un raccourci simpliste en disant que Odin et Loki s’accusent mutuellement d’être des enculés. En réalité, c’est une notion un plus vaste qui, si elle induit souvent un implicite sexuel, ne s’y cantonne pas, loin de là.
Premièrement, les notions d’homo/hétéro/bi/pan (etc) sexualité sont des clivages relativement modernes qui ne se distinguaient pas aussi clairement dans la société scandinave de cette époque. De plus, les textes datant de l’époque chrétienne, cela a vraisemblablement modifié l’interprétation de certains paramètres.

Figurine représentant probablement Odin sur Hlidskjalf, avec Hugin et Muninn. (800-1050, Lejre, Seeland, Danemark) Photo personnelle, ne pas reproduire, merci.

Pour en revenir à la définition et à la signification du terme ergi, porter des vêtements de femme, par exemple, est considéré comme « argr ». (Re)mentionnons que dans la Thrymskvida (Chant de Thrym), Thor se retrouve à se déguiser en Freyja, donc à porter des vêtements de femme et fait part de la crainte de se trouver traité de « argr ». Thor est également ergi de ce point de vue là. L’extrait du livre de Sørensen m’a fait pensé à la statuette vue cette été durant une expo à Copenhague, une statuette censée représenter Odin [il se peut aussi qu’elle représente une völva], mais vêtu en femme, peut-être en raison du fait qu’il pratiquait le seiðr (c’était l’explication fourni par le musée).
L’autre point qu’il faut souligner, c’est que la pratique magique était prise très au sérieux. Dans le fonctionnement de la société d’alors, il y avait, pour simplifier grossièrement, deux façons de résoudre un problème ou un conflit , de se venger, etc. Soit par les armes, pour les hommes. Soit par la pratique de la magie, pour les femmes, parce qu’elle possédait alors un pouvoir qu’elles n’auraient pas pu posséder autrement. Un homme qui avait recourt à la magie ne rentrait pas dans le cadre social de l’époque, et était donc considéré comme un couard, puisqu’il utilisait une technique en principe l’apanage des femmes.

Autre notion importante : la pratique du seiðr est une pratique épuisante et qui requiert à la fois réceptivité, d’une part et une certaine vulnérabilité d’autre part : on ne peut pas se défendre physiquement d’une attaque si on est complètement en transe. Dans le chapitre sept de l’Histoire des rois de Norvègefréquemment mentionné comme étant un des exemples de la pratique du seiðr par Odin. il est dit :

Son corps [celui d’Odin] gisait alors comme endormi ou mort¹

Sørensen soulève l’hypothèse que la descente dans le monde d’en-dessous est lié à la notion d’argr, en raison de potentielles interractions sexuelles avec des trolls et autres, qui sont considérés comme débridés sexuellement [d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire sur le lien entre les trolls du folklore scandinave, la magie, et le fait que cela peut être, dans une certaine mesure, une façon de rendre « monstrueuse » les femmes et plus généralement les personnes qui pratiquaient la magie].

Here the sexual innuendo is associated with an allegation of a visit to the underworld. it must certainly be taken to mean that Loki served as mistress to giants or trolls, whose sexuality was considerated gross and unbridled.²

S’il fait référence à la strophe 23 de la Lokasenna, dans laquelle Odin rappelle à Loki qu’il a enfanté, et utilise le terme argr pour le qualifier, je me demande dans quelle mesure cela n’est-il pas applicable à Odin dans d’autres types de voyages, physiques ou non.

Ceci étant, si la notion sexuelle ne suffit pas à expliquer la notion d’ergi, elle n’en est pas pour autant à gommer. Notamment en ce qui concerne ces histoires de « voyages », cela n’est pas sans m’évoquer l’initiation chamanique, mais aussi la place du chaman. Ce qui suit est mon interprétation, mais le chaman est, par exemple dans certaines tribus sibériennes (parce qu’il n’y a pas d’unicité à proprement parler) le chaman est un être ambivalent dont la sexualité est à part (je crois que les travaux de Juha Pentikäinen en parlent). Odin est un dieu chaman, et il n’est pas déraisonnable de penser qu’il y a peut-être une corrélation.

Quoiqu’il en soit, il est difficile d’interpréter avec précision ce que l’emploi de ce terme recouvre réellement dans ce cas précis, mais les notions qu’il recouvre sont vastes, mutables et difficilement limitables à un seul et unique « domaine ».

Sources :
L’Edda poétique, traduction Régis Boyer
The Elder Edda, traduction de Andy Orchard
The Poetic Edda, Ursula Dronke
Histoire des rois de Norvège, traduction de François-Xavier Dillmann [1 : page 61]
The Unmanly Man, Sørensen [2 : page 24 pour la citation]
Nine Worlds of Seid-Magic, Jenny Blain
Homosexuality in Viking Scandinavia

[Odin Project #13] Les enfants d’Odin [généalogie]

On prête parfois à Odin d’être à l’origine de la plupart des Ases, ce qui me semble quelque peu exagéré, même si on peut lui rattacher la paternité d’un certain nombre d’enfants (et de petits-enfants par déduction). Probablement en raison de certains de ses heiti (je pense à Père-de-Tout, mais le rapprochement initial ne vient pas de moi), mais aussi de la création des humains telle que racontée dans la Gylfaginning (Ask et Embla). A noter que dans la Rígsþula (Chant de Rígr), c’est Heimdall, qui sous le nom de Rígr, engendre la race humaine : certains auteurs [encore une fois qui ? Je ne me souviens plus] ont suggéré que ce Rígr pourrait en réalité être Odin. Je ne sais vraiment quoi en penser, là au pied levé, je partage davantage à titre d’anecdote.

[La graphie des noms est celle utilisée par John Lindow]

Balder (M) : Second fils d’Odin après Thor. Frigg est sa mère.

Hermód (M) : Hermód est-il le fils ou un homme de main d’Odin ? John Lindow explique qu’il pourrait très bien être à l’origine un héros humain -le même type de paradigme se pose quant à l’origine de Bragi, qui a très bien pu être un scalde divinisé. Il précise aussi que l’histoire de la mort de Balder est parfois présentée comme se jouant entre trois frères (donc Balder, Hermód et Hödr) : j’avais lu -reste à retrouver la source : Turville-Petre ?- que le fait que cela se produise au sein d’une même famille (y compris en incluant Loki) pourrait être un exemple d’un règlement fratricide tel que cela pouvait se passer à l’époque.

Höd (M) : Fils aveugle d’Odin. [sa cécité n’est pas mentionnée dans tous les textes]. De manière assez surprenante, lui aussi survit au Ragnarök. Pas plus que pour Hermód le fait que sa mère soit Frigg n’est systématiquement mentionné.

Sæming (M) : Mentionné dans l’Histoire des rois de Norvège, soit fils d’Odin, soit fils de Freyr, cela n’est clair. Dans le prologue des Eddas, il est nommé comme étant le fils de Skadi et d’Odin (en plus d’autres fils non cités). A noter que j’ai parfois lu que l’union d’Odin et de Skadi avait donné naissance aux Sames [?].

Sága (F) : Sa parenté n’est pas claire non plus, il est parfois mentionné qu’elle est la fille d’Odin. En tout cas sa mère est inconnue.  Lindow mentionne qu’en considérant l’étymologie de son nom, certains spécialistes pensent que Sága pourrait être un autre nom de Frigg.

Thor (M) : Fils d’Odin et de Jörd.

Vídar (M) : Fils d’Odin et de Gríd, une géante.

Váli (M) : Dans le Skáldskaparmál, un kenning le désigne comme étant « le fils d’Odin et de Rind ».

Et à propos de Týr ? Toujours dans le Skáldskaparmál, un kenning le désigne sous le nom de « fils d’Odin ». Cependant, dans la Hymiskviða (Chant d’Hymir), qui raconte l’expédition de Thor et Týr chez le géant Hymir, on apprend que ce dernier est le père de Týr. Quant à l’identité de sa mère, elle pose apparemment problème à beaucoup de spécialistes : soit elle est une Ase, et autant l’union entre une géante et un ase ne pose pas de problèmes, autant l’inverse, déjà plus (pour diverses raisons, bla bla bla). Soit elle est une géante, ce qui pose un autre paradigme. Ceci étant, le cas de cette déité demanderait un approfondissement spécifique parce qu’il est assez particulier. [Personnellement, vu l’évolution des fonctions respectives de Týr et d’Odin, et d’autres détails,  j’ai un peu du mal à le considérer comme son fils.]

Sources : 
Norse mythology, John Lindow
A Piece of Horse Liver, Jón Hnefill Aðalsteinsson
Norse mythology, Kathleen Daly

[Odin Project #3] Connaissance, mort et responsabilité

« Odin og volva » par Limely

Odin est un dieu aux fonctions nombreuses, et parmi elles, on retrouve fréquemment mentionnée la connaissance. Cependant cette fonction n’est pas isolable des autres, mais participe à un tout.

On dit qu’il est le chef des Ases, et à ce titre, le dieu le plus important du panthéon nordique. Cette affirmation est pour moi à nuancer :  premièrement, cette notion d’importance est assez relative si on prend en compte quelques points. Tout d’abord, rappelons qu’il n’était pas franchement un dieu populaire. Craint, oui. Apprécié, c’est une autre histoire, et cette notion est délicate parce qu’il n’y a que peu d’éléments qui permettent d’en avoir un aperçu.
Les écrits par lesquels nous connaissons les dieux nordiques ont été écrits assez tardivement en ce qui concerne les sources « directes » (comme les Eddas de Sturluson). En ce qui concerne ce que j’appelle les témoins indirectes (comme Adam de Brême ou Tacite), leurs témoignages sont à prendre avec prudence : on ne sait pas dans quelle mesure leurs récits sont empreints de partis pris, plutôt négatifs dans le premier cas, plutôt positif dans le second. Dans le cas de Tacite, on peut de plus rajouter le fait qu’il n’a probablement jamais rencontré les tribus dont il parle, mais qu’il s’appuie sur des témoignages rapportés. (Je m’appuie ici sur ce que mentionne Jan Fries). Thor et Freyr semblent avoir été largement préféré par le peuple, et une analyse de la toponymie des pays scandinaves révèlent que Thor a donné son nom à de nombreux lieux (Si ma mémoire est bonne, c’est lui le dieu le plus présent). Je crois que c’est également le cas pour Freyr (largement présent dans la toponymie suédoise, absente au Danemark par exemple. Là aussi la répartition géographique appellerait de nombreux commentaires). Le nom d’Odin se retrouve quant à lui beaucoup moins fréquemment, même si par exemple, une des plus anciennes villes du Danemark, Odense, porte son nom.

Laissons de côté l’Histoire des rois de Norvège, particulier parce qu’il donne aux Ases une origines asiatiques et raconte leur établissement en Scandinavie, et la fondation de la dynastie des Ynglingar avec Odin comme premier roi, Niord (sic) qui prend ensuite les rênes du royaume après sa mort, puis Freyr, etc. Récit evhémériste, il donne aux dieux une origine humaine ou en tout cas, il rattache les dynasties de son temps à des figures légendaires.
Dans les nombreux textes où il apparaît, Odin est souvent occupé à vaquer à différentes affaires sous différents noms et semble n’intervenir que dans les moments assez dramatiques mais ces interventions ne sont pas -de mémoire- si nombreuses que cela. Il n’intervient pas pour donner un ordre ou pour arbitrer un conflit (par exemple, dans le Hyndluljóð, la querelle entre Hyndla et Freyja, et même dans la Lokasenna, si c’est lui qui donne en quelque sorte le « coup d’envoi », il ne donne pas l’ordre à Loki de sortir du palais d’Ægir etc.) En fait ses interventions semblent le plus souvent corrélée à la mort : par exemple quand il va interroger une völva morte (völva qui a parfois été indentifiée comme pouvant être Gullveig. Gullveig étant elle-même parfois rapprochée / identifiée à Freyja, là aussi il y aurait plein de choses à dire). Gundarsson souligne que dans le droit islandais (peut-être plus généralement aussi chez les scandinaves aussi, à voir), les lois ne concernent pas seulement les vivants, mais aussi les morts. Par exemple, les morts ont l’interdiction de revenir hanter les vivants. La notion de royauté s’exerce à la fois « dans les deux mondes ». Le fait qu’Odin soit considéré comme « le chef » serait liée directement à sa fonction de dieu des morts / en relation avec la mort. Cela n’a donc pas grand chose à voir avec une fonction supérieure, mais plutôt à une responsabilité supplémentaire. A ce titre, je trouve intéressant que Dame Holle, à qui le folklore germanique donne Wotan pour consort, soit parfois rattachée à Hela.

Ensuite, voyons le lien entre connaissance et responsabilité. Dans le Hávamál (strophe 54-56), il est dit :

54. Modérément sage
Devrait être chacun,
Jamais trop sage ; 
A ceux-là
La vie est la plus belle
Qui n’en savent pas plus qu’il ne faut.

55. Modérément sage
Devrait être chacun,
Jamais trop sage ; 
Car l’esprit du sage
Rarement est joyeux
Si sa sagesse est suprême. 

56. Modérément sage
Devrait être chacun,
Jamais trop sage ;
Celui qui ne sait pas d’avance
Son destin
A le cœur plus libre de soin [chagrin].

(Note : C’est moi qui remplace le mot soin par le mot chagrin. Pour ces deux dernier vers, la traduction anglaise de Andy Orchard donne : he never knows his fate before, / whose spirit is freest from sorrow. La traduction de Olive Bray donne : who looks not forward to learn his fate / unburdened heart will bear. Ce qui change le sens par rapport à la version française, le mot soin venant comme un cheveu sur la soupe.)

Il ressort que, moins on en sait, mieux on se porte. Je ne vois pas là une incitation à vivre comme un imbécile heureux (pardon), mais plutôt, en gardant en tête que le Hávamál est censé être un ensemble de conseils attribués à Odin, le fait que « si vous êtes au courant de quelque chose, alors il se peut que vous ayez l’obligation d’agir et pas forcément de manière plaisante. » La strophe 56 n’est pas sans m’évoquer les Rêves de Baldr (Baldrs draumar) quand Odin va réveiller la völva morte pour lui demander ce que signifient les rêves de son fils, et que les bonnes nouvelles ne sont pas franchement au rendez-vous (ou même dans la Völuspá). Pendant que Frigg fait jurer à toutes les créatures de ne pas faire de mal à son fils, Odin va faire de la nécromancie (on suppose qu’il parle avec l’esprit d’une morte en pratiquant le Seiðr). Il est intéressant de rappeler que, toujours d’après Gundarsson mais je crois que Jenny Blain le mentionne aussi, les « sorcières » n’étaient pas très bien vues en Scandinavie mais elles n’étaient que rarement mises à mort : on préférait les mettre au banc de la société en cas de pépin. Vu le climat et le fonctionnement de la société cela correspondait à une mise à mort, mais de manière indirecte. En effet on disait que mort/e/s, ils/elles avaient de plus grands pouvoirs que vivant/e/s. Ne pas les faire tuer évitait que l’esprit du mort se retourne contre l’exécuteur (directe ou ayant ordonné l’exécution de la sentence). Odin est le seul à pouvoir exercer ce type de fonction. Il est donc dans l’obligation d’agir et de faire le boulot nécessaire pour que les choses aillent le moins mal possible. Dernier point et pas des moindres, plusieurs auteurs (Gundarsson, mais aussi Davidson et d’autres que j’ai oublié) expliquent que le roi est tenu pour responsable en cas de problèmes (famines, épidémies, etc.) et que potentiellement, il doit être prêt à se sacrifier. Le chapitre 43 de l’Histoire des rois de Norvège (intitulé Olaf l’Herminette périt dans un incendie) fait allusion à cette pratique.
Le fait qu’Odin soit le chef des dieux est donc : 1/ absolument pas une sinécure contrairement à ce que certains raccourcis hâtifs semblent parfois sous-entendre. 2/ intéressant si l’on considère d’autres points importants des mythes nordiques, mais ce sera pour un autre jour.

Sources :

Histoire des rois de Norvège, traduction François-Xavier Dillmann
L’Edda poétique, traduction Régis Boyer
The Elder Edda, traduction de Andy Orchard
http://www.pitt.edu/~dash/havamal.html [traduction de Olive Bray]
Wotan – The Road to Valhalla, K. Gundarsson
Helrunar, Jan Fries

[Loki Project # 2] Lui qui apporte les trésors

Loki est un dieu ambivalent : il est à la fois la source de beaucoup de problèmes, mais aussi de leurs solutions.

La cinquième partie du Skáldskaparmál (L’art poétique) raconte pourquoi l’or est appelé aussi chevelure de Sif (toutes sortes de kennings, ces métaphores poétiques sont contenues dans ce texte).
Pour résumer rapidement ce chapitre : Loki coupe les cheveux de Sif et quand Thor l’apprend il veut le tuer. Loki lui promet de faire fabriquer une chevelure en or par les nains (elfes noirs). Il y a va, négocie habilement un pari avec eux et place les deux frangins, Brokkr et Eitri (1) en concurrence. Du coup, en plus de la chevelure, les nains fabriquent le navire de Freyr et son sanglier d’or, la lance et l’anneau d’Odin, le marteau de Thor. Fine mouche (au sens propre ^^) Loki a perturbé un peu les nains pendant qu’ils fabriquaient les objets. Bref, ils reviennent tous les trois et les Ases décident quel objet est le plus utile. Il s’avère qu’ils votent pour le marteau et le nain remporte le pari, et aidé de Thor, se saisit de Loki pour lui couper la tête. Loki rétorque qu’il a dit « ok » pour la tête, mais par le cou, donc le nain lui coud la bouche.

© Kurohaneshizumi

Pour reprendre l’histoire des cheveux de Sif, il revient non seulement avec une chevelure en or, mais aussi avec le navire de Freyr, la lance et l’anneau d’Odin, le marteau de Thor, mais il se retrouve avec la bouche cousue.

De là à dire que les deux seules déités à avoir donné de leurs personnes pour offrir aux trois autres leurs pouvoirs sont Sif qui a eu la chevelure coupée, et Loki, à qui l’on a cousu la bouche. Symbolique intéressante d’ailleurs, surtout si on relie la bouche, le souffle, le pouvoir des mots -Loki et, ô marrant, le Borgne, sont sans doute parmi les plus bavards, en tout cas les deux ont la langue bien pendue- une façon de priver Loki de certains pouvoirs ? On peut imaginer qu’il exerce, au moins ici, deux types de magies : la transformation et sans doute, bien que cela ne soit pas dit, le pouvoir de la persuasion. C’est Brokkr qui punit directement Loki, pas les dieux, puisqu’il a tenu sa parole.

Notons que, si on suit la théorie de Dumézil, Freyr / Thor / Odin symbolisent les trois classes de la société. Sif peut être reliée à la Terre, aux récoltes. La mention de sa chevelure d’or pourrait être en lien avec les récoltes et les champs. Hilda Ellis Davidson fait le lien entre l’aspect terrestre de Sif et l’aspect ciel de Thor.

On pourrait imaginer un lien cohérent entre le pouvoir et la terre, la notion de souveraineté chez les scandinaves étant légèrement différente de celle des celtes, mais il y a bel et bien un lien entre la terre et le fait de régner (d’ailleurs, Odin est souvent présenté comme le chef des Ases, mais cette notion de dirigeant n’a, à aucun moment, de valeur morale, judiciaire etc.)
On peut comprendre le lien entre les nains, la forge, les pouvoirs dont sont investis les objets, le parallèle lien avec les esprits / les morts. Les nains sont très liés à la mort dans le folklore scandinaves et la magie fait souvent appelle à des puissances et des esprits. Si on regarde les objets que Loki rapporte on retrouve :

Skidbladnir (le navire/Freyr)
Gungnir (lance / Odin)
et la chevelure de Sif.

Les autres objets (le verrat, Draupnir et Mjöllnir) sont offert par Brokkr.

Mais que vient faire Loki dans cette histoire ? Le mec, il se réveille, hop, il coupe les cheveux d’une meuf. Bon pourquoi pas, mais il pourrait se contenter de rapporter une perruque en or et basta. Alors que non.

J’ai une interprétation, qui est sans doute bancale étant donnée que je ne suis pas une spécialiste des mythes nordiques, mais Loki est couramment décrit comme un jötunn adopté parmi les Ases – et frère de sang d’Odin, quoi qu’on pourrait en dire long là dessus aussi-.
L’ambivalence des jötnar (il y a d’ailleurs plusieurs types de géants) se retrouve chez d’autres déités de la mythologie nordique, et souvent cette ambivalence est autour des fonctions primordiales (fécondité, froid, chasse, magie, gardien…)  ici il y a un lien entre les objets qu’il rapporte et le pouvoir des dieux, dont la fécondité. (Je n’oserai pas pousser le parallèle jusqu’aux blagues graveleuses que l’on peut faire avec une lance et un navire « à la voile qui se lève dés qu’il y a du vent », d’autant que c’est hors contexte culturellement et donc vite totalement faussé.)

Ici, Loki est l’illustration du côté créateur/destructeur primal et de l’intermédiaire-magicien et chaman. Bien qu’il ne soit pas le créateur direct, il intercède pour que la création de ces objets aient lieu. Le fait qu’il ait la bouche cousue se rapporte pour moi à la pratique du galdr (qu’on réduit souvent au fait d’incanter les runes, alors qu’il s’agit d’incantations plus complexes.) Quand Odin est un dieu-chaman en lien avec la mort et la connaissance, Loki est un dieu-chaman en lien avec les pulsions de vie, de sexualité, de fécondité. Le premier exerce souvent une coercition ou une certaine forme de menace (je vais pas faire la liste) quand le second charme par les mots ou par le rire (l’épisode de ses couilles accrochées à une chèvre pour faire rire Skaði) pour ses intercessions. On peut considérer que les cheveux perdus de Sif constituent d’une certaine manière, une forme de paiement, pas forcément à Loki, mais de manière générale (un don pour un don) ou un prétexte (comme le fait d’apporter des offrandes pour démarrer un travail).

(1) : Brok et Sindre dans la traduction anglaise.

Sources :
L’Edda, trad. François-Xavier Dillmann
The Prose Edda, trad. J. L. Byock
Gods and Myths of Northern Europe, Hilda Ellis Davidson