« Alors quelle est la vraie raison de ta présence ?
— Je me suis connecté à la Forêt hier soir et il m’est arrivé quelque chose de très bizarre, lui dis-je. Sans vraiment penser à ce que je faisais, j’ai commencé à taper une question pour moi-même, comme je le fais quand j’écris et que je ne veux pas m’interrompre pour vérifier un détail, et le programme m’a répondu. »
Holly m’encourage d’un petit bruit de gorge pour me faire savoir qu’elle écoute, mais rien de plus. Comme je refuse de la croire si blasée, j’en déduis qu’elle ne m’a pas vraiment compris.
« Holly, je n’ai pas tapé quelque chose comme « Trouve-moi Emily Carr » et attendu que le programme me montre ce qu’il avait sur elle dans ses archives. J’ai entré une question, en orthographiant mal quelques mots au passage, et avant que je puisse continuer, la réponse s’est affichée sur mon écran. »
Elle hausse les épaules.
« Ce genre de chose arrive tout le temps dans la Forêt.
— Comment ça ? Il y a une personne assise à son clavier quelque part, qui surveille tout ce qui se passe en ligne pour répondre aux questions ? »
Holly secoue la tête.
« Le programme n’a pas été conçu pour des dialogues entre utilisateurs. Ce n’est qu’une base de données.
— Alors qui m’a répondu ?
— Je n’en sais rien. (Je perçois un soupçon de nervosité dans le rire qui accompagne ces mots.) Mais ca arrive de temps à autre.
— Et tu n’es même pas curieuse de savoir ce qui se passe ?
— C’est difficile à expliquer, poursuit Holly. On dirait que le programme a viré IA, qu’il a gagné une vie propre en quelque sorte, et comme personne ne sait trop comment s’y prendre, on l’a plus ou moins ignoré.
— Mais ça doit être du jamais vu en matière de technologie.
— Sans doute. »
Je ne comprends pas très bien pourquoi elle ne partage pas mon excitation. Je n’ai pas suivi de près toute la presse scientifique, mais j’en ai assez lu pour savoir que personne n’a encore réussi à produire un véritable programme d’intelligence artificielle – quelque chose d’impossible à distinguer d’une vraie personne, mais dépourvue de corps, vivant simplement quelque part sur le web.
« Tu me caches quelque chose, » lui dis-je.
Holly hoche la tête à contrecœur.
« Aucun d’entre nous n’a entré de données dans ce programme depuis des mois, admet-elle.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
— Qu’il trouve les infos par ses propres moyens. La Forêt possède une base de données si complète qu’on n’aurait jamais pu entrer une telle somme d’informations même si chacun d’entre nous y avait consacré tout son temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et le plus bizarre, c’est qu’elle ne se trouve même plus sur le disque dur de nos serveurs. Elle se trouve juste… ailleurs, quelque part. »
Je reste sans expression, et je ne comprends toujours pas pourquoi la nouvelle semble lui faire si peu d’effet, pourquoi elle ne s’est pas empressée de la répandre.
« La Forêt des Mots est tout ce que nous pouvions souhaiter, et bien plus encore, m’explique-t-elle quand je lui pose la question. En termes d’efficacité, elle dépasse tous nos espoirs.
— Et ?
— Et nous n’osons pas y toucher, ou en parler autour de nous, par peur de tout foutre en l’air.
— Tout. »
Je me retrouve soudain réduit à des réponses en un seul mot, sans savoir pourquoi.
« Le programme, précise Holly. L’entité qui a élu domicile dans la Forêt des Mots, quoi qu’elle puisse bien être. C’est comme un petit miracle, notre ange gardien des livres et de la littérature. Personne ne veut risquer de le perdre, pas maintenant. Il est devenu indispensable.
— Holly…
— Tu as reconnu sa voix ? » me demande-t-elle.
je fais signe que non.
« Plusieurs autres utilisateurs du programme ont identifié sa manière de parler, les cadences de son discours, comme celle de personnes qu’ils ont connues… ou connaissent encore, mais voient rarement. »
Je réussis enfin à produire une phrase complète.
« Tu veux dire qu’il imite ces gens ?
— Non. C’est plutôt comme s’il était vraiment ces gens. Ou du moins, au moment où tu lui parles. Quand je suis connectée à la Forêt des Mots, j’entends la voix de ma grand-mère dans la manière dont elle me répond. Des fois… (Elle hésite avant de poursuivre.) Des fois, j’ai l’impression d’être réellement assise dans une forêt avec Mamie, quelque part, à parler de livres. »
J’adore les mystères et celui-là présente tous les signes d’une bonne légende urbaine.
Je lui demande :
« Et ça dure depuis combien de temps ?
— Environ deux ans. »
Saskia, Charles de Lint, 1996. Traduit de l’anglais par Mélanie Fazi.
In Magie Verte, éditions de l’Oxymore.