[Projet Phagos] Le soir devient soir…

Voici la troisième partie des Chants du Mort, un chant rituel roumain destiné à guider les âmes dans leur cheminement vers leur lieu de repos. Ce texte se trouve dans le livre Trésor de la poésie universelle, de Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert. Ce livre est une vraie mine d’or et comporte des textes absolument magnifiques.

Le soir devient soir
Tu n’auras pas d’hôte.
Et alors viendra
La loutre vers toi
Pour te faire peur. 
Mais ne prends pas peur, 
Prends-la pour ta sœur,
Car la loutre sait
L’ordre des rivières
Et le sens des gués,
Te fera passer
Sans que tu te noies
Et te portera
Jusqu’aux froides sources
Pour te rafraîchir 
Des frissons de mort.

Paraîtra encore
Le loup devant toi
Pour te faire peur
Mais ne prends pas peur,
Prends-le pour ton frère,
Car le loup connaît
L’ordre des forêts,
Le sens des sentiers,
Il te conduira
Par la route plane
Vers un fils de roi,
Vers le paradis :
Où il fait bon vivre,
La colline aux jeux : 
Là-bas est ta place,
Le champs aux pivoines :
La-bas est ton cœur. 

Il m’est arrivé de me servir de ce texte pour des occasions rituelles, en le chantant d’une certaine manière (ce qui me fait penser qu’il faudrait que je me bouge pour écrire des articles sur la pratique du chant dans les rituels ^^).

Auteur(e) inconnu(e)

[Projet Phagos] La nuit plus longtemps nous va mieux

Rien n’est précaire comme vivre
Rien comme être n’est passager
C’est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J’arrive où je suis étranger

Un jour tu passes la frontière
D’où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu’importe et qu’importe hier
Le cœur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon

Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l’enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C’est le grand jour qui se fait vieux

Les arbres sont beaux en automne
Mais l’enfant qu’est-il devenu
Je me regarde et je m’étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus

Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d’antan
Tomber la poussière du temps

C’est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C’est comme une eau froide qui monte
C’est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu’on corroie

C’est long d’être un homme une chose
C’est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux

Ô mer amère ô mer profonde
Quelle est l’heure de tes marées
Combien faut-il d’années-secondes
A l’homme pour l’homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées

Rien n’est précaire comme vivre
Rien comme être n’est passager
C’est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J’arrive où je suis étranger

 Louis Aragon

[Projet Phagos] Les dieux ne parlent pas ils font, défont des mondes

Dans un poème je lis :
converser est divin.
Mais les dieux ne parlent pas
ils font, défont des mondes
pendant que les hommes parlent.
Les dieux, sans paroles,
jouent des jeux terribles.

L’esprit descend
et délie les langues
mais il ne prononce pas de mots :
il prononce la lumière. Le langage,
par le dieu enflammé,
est une prophétie
de flammes et une chute
de syllabes brûlées :
cendre sans sens.

La parole de l’homme
est fille de mort.
Nous parlons parce que nous sommes
mortels : les mots
ne sont pas des signes, ils sont des années.
En disant ce qu’ils disent
les noms  que nous disons
disent du temps : ils nous disent,
nous sommes les noms du temps.
Converser est humain.

Octavio Paz, De vive voix, Entretiens (1955-1996), Arcades Gallimard

[Projet Phagos] Ton pays natal s’est vengé sans pitié

Ton pays natal s’est vengé sans pitié : ta mère ni ta sœur ne se souviennent même plus de toi, qui te virent partir et humblement courbées croyaient avoir élevé le fils d’un roi, puisque le départ d’un fils de roi est inévitable, comme la tombe qui est le terme des simples.

Eux, les simples, les bienheureux, ils t’ont oublié. Tu le savais, quand tu jouais à la lisière du ciel et sur la lune. Tu savais que ce jour effrayant, ce matin-là se lèverait sur un désert, aujourd’hui tu dois répondre de ton courage.

Aujourd’hui le fils de roi doit répondre de son manteau, car passant d’un seuil à l’autre il se voit convier à entrer, à s’asseoir sur le banc près de la porte, on lui demande d’où l’étranger vient-il, et quand partira-t-il, quand retourne-t-il dans son pays natal.

Aujourd’hui il faut écouter, regarder ces gens de la maison qui se rassemblent le soir venu dans la salle, et racontent l’histoire ancienne des héros morts, et tous ces noms nouveaux, secrets comme celui des anges et des enfants.

Aujourd’hui le pleureur doit partir et dévaler la longue ruelle bordée de maisons aux pignons gris, à l’échine grise, les chères maisons accroupies, prêtes à bondir, qui restent derrière le fuyard. Aujourd’hui il faut emporter ce cri comme un fardeau de pierre dans la lande pour en bâtir une tombe et , criminel ou estropié, redevenir un enfant au visage tranquille.

Le fils de la terre – Pentti Holappa, in Il pleut des étoiles dans notre lit, Poésie/Gallimard traduit du finnois par Gabriel Rebourcet.